Ne pas se voiler la face

20 novembre 2019

Point de vue

01-Camaguey
Cuba – 2019
 
  Un rédacteur en chef d’un magazine de reportage photo très connu témoignait dans son dernier éditorial des difficultés financières de sa publication liées, d’après son diagnostic, à l’effondrement de la presse magazine. Il justifiait ainsi l’augmentation du prix de vente du magazine et la réduction de la fréquence des parutions, « sans changer de cap », c’est-à-dire sans remettre en question le fond. Comme j’ai été abonné par le passé, je me suis fendu d’un courrier à son intention pour lui suggérer une prise de conscience :
M. X et toute l’équipe,
 
    J’ai été abonné à votre publication, je ne le suis plus, je m’en étais expliqué il y a quelques années, nous avions échangé quelques courriels à ce sujet. J’ai acheté en kiosque le dernier numéro en cours, pour voir ce qui avait changé depuis… Votre éditorial est d’une implacable lucidité sur un naufrage annoncé, ce qui vous conduit (avec l’ensemble de l’équipe) à reconsidérer le format (non la forme) de votre proposition éditoriale. C’est parce que je suis sensible au sort, non de votre revue en particulier, mais de la photographie de reportage en général, dont vous êtes un représentant et un relais important, que je me permets ces quelques lignes, pour apporter humblement un avis extérieur. Vous et votre équipe en ferez ce que vous voulez.    
 
   Le papier se vend moins parce qu’il montre la même chose que les écrans : images hyper-contrastées et saturées tant en couleur qu’en noir et blanc, pardon on dit monochrome au 21ème siècle… Oui tout est devenu monochrome dans la présentation, les mêmes codes sémiologiques, les mêmes post-traitements à la mode. Dès lors pourquoi payer un support plus cher ? Oui un support (ce que sont devenus tous les journaux et magazines) car le papier a perdu sa noblesse, son âme pour les raisons sus-citées et d’autres, j’y reviens plus bas.  
 
   Le photographe a disparu, il s’est effacé derrière l’industrie du pixel et des logiciels image qui l’enjoint de produire de l’image au lieu d’en créer. Le photographe, autrement dit l’humain ne maîtrise plus son outil (donc son travail), il a abdiqué devant la technologie. Il faut voir ces portraits bistrés, fantomatiques, morbides auxquels les yeux ont dû s’habituer (pas les miens…). Il suffit de regarder des photos de vingt ans en arrière pour s’en rendre compte par comparaison. Il suffit même de considérer l’évolution (sur la forme) du travail des photographes célèbres suffisamment âgés que vous mettez régulièrement en avant (S. Salgado par exemple) pour se rendre compte qu’une image numérique, ce n’est pas la même chose qu’une photographie traditionnelle, sans la pellicule. De fait, toutes les publications visuellement se ressemblent : Télérama… Polka… Six Mois… même combat que les revues publicitaires corporate style Nespresso. 
Il fut un temps où l’on distinguait des styles, l’école française, Américaine, Suisse… Vous avez connu cette période, vous savez ce à quoi je fais référence.  « J’espère que nous ne verrons jamais le jour où les marchands vendront les schémas gravés sur des verres dépolis », écrivait Cartier-Bresson en 1952. On y est je le crains…
Personne ne veut (se) l’avouer, mais la photographie est devenu un produit marketing international à l’instar de Coca Cola. (vous excuserez cette comparaison peu flatteuse, mais la langue de bois n’est pas de mise). Faut-il d’ailleurs encore parler de photographie ? Pour ma part, je ne vois que des images, les mêmes, autant de clones d’un regard mondialisé, mondialiste qui éreinte la créativité de leurs auteurs.
L’argent, nerf de la guerre… C’est à cette enseigne que les photographes ont abdiqué devant la technologie, pour abaisser les coûts au lieu d’accroître la valeur de leur travail, mais il paraît qu’il faut vivre avec son temps, ou mourir avec Avaient-ils le choix ? En ne dépendant financièrement que de la photographie dans ces conditions, certainement pas puisque ce médium est à la portée du premier quidam venu. Le marché s’est ainsi effondré et il n’a pas fini, Instagram et ses erstaz en sont les fossoyeurs actuels.
 
    L’imagination au pouvoir, vous vous souvenez certainement de ce slogan… En ce moment, force est de constater que c’est la technologie numérique qui est au pouvoir (de la prise de vue à la diffusion), c’est-à-dire tout le contraire dudit slogan. Dans ce carcan numérique, continuer de jouer avec les mêmes cartes dans son jeu (éditorial en l’occurrence) point de salut à terme je le crains. Il est illusoire de vouloir ou prétendre concurrencer les écrans… 
Il n’y a pas que la ligne éditoriale qu’il faut réformer, re-former, mais aussi les yeux des photographes corrompus par la technologie (où s’est égarée la poésie d’un Riboud, d’un Cartier-Bresson, d’un Burri, d’un Larrain, de tant d’autres ?) et aussi ceux des lecteurs en leur proposant autre chose. C’est sans doute à chacun de cette chaîne du reportage de faire son examen de conscience. 
 
Cordialement et bon courage.
 
L. Jeannin
 

À propos de LAURENT JEANNIN

Depuis plus de 30 ans, Laurent Jeannin parcourt le monde à la découverte de sa plus grande richesse : ses peuples. Il fait souvent le grand écart entre l'Amérique du sud et l'extrême orient sans pour autant négliger l'Europe et bien sûr la France. La photographie est son mode d'expression favori, qu'il conjugue sous forme de diaporamas en fondu enchaîné et sous forme de photographies noir et blanc dont il assure lui-même le traitement. "L'acte photographique n'a de sens et d'intérêt que parce qu'il me permet de comprendre le monde, ni plus ni moins. Photographier ce qu'on pense rend aveugle, penser à ce qu'on photographie rend borgne. Alors je préfère me laisser surprendre par la vie : le hasard compose, je dispose."

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